La Revue socialiste publie dans son dernier numéro une note de lecture que j'ai consacrée au dernier ouvrage de Tony Judt, Ill Fares the Land, récemment traduit en français sous le titre Contre le vide moral: restaurons la social-démocratie.
Vous pouvez aussi lire la note sur le site de la Revue, et télécharger le numéro 44 de la Revue.
Il a semblé important au comité de rédaction de présenter cet ouvrage : en effet, il traite de sujets essentiels pour la gauche, et la pensée de Tony Judt mérite d’être davantage connue et méditée en France. Cet essai de Tony Judt, tout juste traduit en français, part d’un constat simple : la crise actuelle est multiforme. Elle est, bien sûr, économique et sociale, mais elle se prolonge aussi en une profonde crise politique et morale. Nous sommes ainsi entrés dans une société minée par une perte de confiance généralisée, où la politique a été abîmée par l’argent et où l’on peine trop souvent à donner un sens à la vie. S’y ajoute un véritable agenda de la peur face aux menaces nombreuses du monde contemporain, qui risque de favoriser des tentations de plus en plus autoritaires au sein même des grandes démocraties.
Cette situation, nous dit Judt, est relativement récente. En effet, un regard sur l’Histoire du 20ème siècle, sur laquelle il a tant médité par ailleurs dans son œuvre, nous permet d’appréhender la profonde rupture intervenue depuis une trentaine d’années, d’abord dans les idées, puis dans les faits. Depuis les années 1970, nous avons assisté à une révolution conservatrice : en se livrant à une destruction fort peu créatrice, les « Chicago boys », puis Ronald Reagan et Margaret Thatcher se sont attaqués vigoureusement au « consensus keynésien » et social-démocrate qui avait prévalu après 1945 et avait permis la mise en place de l’Etat-Providence. Résultat, nous vivons désormais dans un monde caractérisé par plusieurs phénomènes de régression : l’économisme, qui a éclipsé toute considération autre que la « création de valeur » ; les privatisations généralisées, jusqu’au cœur même des missions régaliennes des Etats ; l’accroissement des inégalités, après un mouvement continuel de réduction de la fin du 19ème siècle jusqu’aux années 1970 ; la stagnation de la mobilité sociale ; l’admiration béate pour le marché et le mépris concomitant du secteur public. Ces évolutions n’ont d’inéluctable, mais la gauche ne pourra y mettre un terme qu’à la condition de mener, à son tour, un travail de refondation intellectuelle, préalable indispensable à l’invention d’une vraie alternative.
Pour ce faire, Tony Judt propose plusieurs pistes intéressantes pour la gauche de demain. Il préconise, en premier lieu, d’inventer un nouveau langage, là où la parole sociale-démocrate apparaît trop souvent comme une « langue morte » : ni langage twitter, ni surenchère démagogique ne suffiront à retrouver une oreille attentive auprès de peuples inquiets. Il faut sortir de la pensée unique économiste, oser les vrais débats, compléter nos indicateurs de mesure du bien-être. Des priorités claires doivent être fixées. L’éducation est la base de tout, car sans elle, il n’y aura ni économie de la connaissance, ni épanouissement individuel. La question sociale appelle des réponses fortes et concrètes : ainsi, la réduction des inégalités et la mobilité sociale sont non seulement un impératif moral, mais aussi une nécessité en termes d’efficacité, car une société égalitaire est aussi plus harmonieuse et plus productive. La question du travail non qualifié est essentielle, à l’heure où la mondialisation et le progrès technologique se conjuguent pour ouvrir des opportunités inédites, mais aussi pour laisser de plus en plus de salariés au bord du chemin, et où la tentation existe d’oublier ou de stigmatiser les « perdants ».
C’est pourquoi, il est urgent de « repenser l’Etat », en réhabilitant la légitimité de l’impôt et de sa progressivité, en investissant dans des services publics de qualité, en garantissant l’accès de tous aux biens publics. Sans une telle éthique de l’action publique, il est impossible de reconstruire des liens de confiance et de redonner un sens aux décisions qui engagent notre avenir commun.
Tout au long de cet ouvrage écrit d’une plume limpide, Tony Judt nous fait partager sa quête de sens. Plus, il exhorte la gauche à se ressaisir et à être à la hauteur de sa mission de toujours : celle d’ouvrir l’horizon, de dépasser les seules préoccupations gestionnaires. L’élection ne fait pas une politique, elle ne remplace ni l’utopie, ni un projet mobilisateur et fédérateur. Ainsi, le cap proposé par Tony Judt est clair : il nous appartient de gagner la bataille des idées, dans le contexte nouveau issu de la chute du mur de Berlin. Si la social-démocratie demeure pour lui la meilleure option possible, elle court cependant le risque de devenir une « langue morte », trop défensive, et n’ayant plus rien de particulier à offrir.
Certes, même s’il revendique le contraire, l’auteur donne parfois l’impression de s’enfermer un peu dans une nostalgie de bon aloi, et il ne parvient pas toujours à dégager de vraies lignes d’action. Malgré une invitation à penser au-delà des frontières, le projet européen est à peine esquissé ; l’écologie comme nouvel horizon de conquêtes est sans doute abordé trop brièvement ; la visée émancipatrice de la gauche aurait peut-être mérité de plus amples développements ; l’innovation sous toutes ses formes, et ses liens avec le progrès humain, auraient pu donner lieu à des analyses plus nourries.
Pourtant, on retiendra au final que Judt pose les bonnes questions : celle du sens celle du bien, celle de la justice et de l’équité. Et l’on partagera sa conclusion sous forme de conviction : l’important pour les générations qui viennent est et demeure d’agir pour changer le monde.